lundi 3 mars 2014

L'honneur du Grand Leute

Ce matin-là, je me suis muni d'une petite notice qui traînait dans la cabine du capitaine et où nous étaient brièvement exposés quelques rudiments du langage écrit des Champignons. Un genre de braille en bâtonnets, embossé sur un papier fort, brodé, ou sculpté dans la roche comme signalisation -leur acuité visuelle est bien trop faible pour qu'ils s'embêtent à en faire un ornement pour leurs linteaux. J'ai ainsi pu laborieusement déchiffrer les motifs brodés sur l'écharpe du dignitaire que j'ai rencontré au palais.
I-Z-O-L-Ö-S-I-N


Il fait un temps idéal aujourd'hui et cela semble mettre un désordre affreux parmi les gens de la cour. Le Grand Leute Isoleucine, qui règne sur le pays, très heureux de recevoir un grand de ce monde, n'en montre pas moins des signes d'anxiété à sa manière toute particulière. Il crispe ses bras sur l'écharpe de soie qui porte ses armes, son poil vibre en cadence, et ses hyphes tentaculaires se pelotonnent autour de lui en se tordant d'angoisse. Les traîtres, dit-il, sont là et attendent.

C'est un lieu commun de leur politique. Dès lors qu'il fait un peu beau, qu'hygrométrie et pression atmosphérique sont idéales, ils se mettent à penser en groupe par le truchement de leurs télétriches et ceux qui ne répondent pas présent sont désignés sécessionnistes. Ce qu'ils sont, parfois. Dans les mêmes périodes, on a vu le souverain changer six ou sept fois de suite sans que l'ordre régnant en fût vraiment affecté; sans contestation, sans même une petite vague d'émotion, sinon pour le Leute un peu mieux individualisé que ses sujets. Le souverain tenait quand même un peu à sa place.

Leute et Leutes potentiels.
Le Champignon suspicieux a quelques noms en tête. On pense notamment au traître Keter, un grand du palais, aussi changeant et indistinct que ses pairs mais bien souvent seul dans sa pensée, ce qui est toujours condamnable pour les gens de leur espèce.

On m'a demandé de prendre parti, profitant de mes yeux "meilleurs pour voir la traîtrise", et de débusquer Keter afin de lui faire subir l'ablation des télétriches et des organes émetteurs. Il s'agit là du plus terrible des châtiments: l'excommunication, l'exclusion définitive des délibérations, souvent accompagnée d'un exil. J'ai dans la foulée assisté à un imbroglio certainement incompréhensible, transition apparemment classique chez ces gens, que je ne livrerai sans doute pas entier.


Pour commencer, le souverain qui me faisait face, et qu'en prévision de la suite j'appellerai Isoleucine-Isoleucine, me donna le signalement du traître tel qu'il lui avait été donné par un voyageur de mon espèce, entraîné comme moi dans cette sale affaire mais qui avait eu la pertinence de s'éclipser poliment. Keter, me révéla-t-on, possédait une surface sombre vers la base, un troisième bras résiduel peu commun chez les individus de son âge, et son poil était blond; fort de cette description, je commençai à parcourir les couloirs en tentant de voir réunis sur un même pied les trois caractères.
Comme prévu, tous les dignitaires étaient restés chez eux pour converser à distance, profitant des conditions favorables. Seuls certains transitaient par les couloirs, sur une allure quelque peu paniquée, aussi rapide que leur masse le permettait. La traque ne tarda pas à me lasser, et je me préparai à revenir mains vides auprès du Leute.

Je fus surpris de voir plusieurs de ses congénères s'affairant autour de lui, arrachant les tentures cousues d'or pour les remplacer soigneusement par celles d'une autre maison, d'un vert vif. Au milieu se tenait, immobile, un prestigieux Leute à l'écharpe brodée.
V-A-N-A-R


Vanar-Isoleucine semblait avoir bien d'autres choses à faire que de m'entendre annoncer un échec, aussi je retournai discrètement sur mes pas pour me remettre en chasse.
Dans le hall, les coursiers s'agitaient plus que jamais, transportant divers objets d'une pièce à l'autre. Je cherchai une fois de plus parmi eux un poil blond ou un troisième bras, encore une fois sans succès. Aussi, je flânai longtemps, la peur au ventre, hésitant à retourner au bureau. Puis je finis par y revenir en songeant que je n'étais tenu à rien et que je rendais service de mon plein gré.

Cette fois encore, d'autres serviteurs changeaient les rideaux et déplaçaient quelques meubles selon la préférence du maître des lieux.
J-O-K


Jok-Isoleucine m'aperçut et m'apostropha pour me rappeler à ma tâche: Keter courait toujours. Je regardai ma montre, assez ostensiblement pensai-je, mais il ne le vit pas. Tant pis.
Des groupes d'individus stationnaient devant les bureaux des dignitaires, car les antichambres commençaient à déborder de visiteurs. Grande foule donc, mais toujours pas trace de poil blond ou de troisième bras. La rencontre s'éternisait, et je songeais sérieusement à partir, car notre départ était annoncé pour la fin de l'après-midi. Aussi, ce fut pour prendre congé que je revins au bureau du Grand Leute.

Sans surprise, de nouveaux serviteurs accrochaient aux murs de nouvelles décorations. Au centre, leur commanditaire: un Champignon de belle taille, arborant un poil blond,un troisième bras, et une écharpe brodée.
K-E-T-E-R


"Je vous ai trouvé, Keter."

Et voilà, c'est fait. Ils l'emmènent à son triste sort. Dans la pièce, de nouveaux serviteurs et un nouveau Leute s'affairent à perpétuer le règne. Parmi les tentures frappées d'un saule, signe distinctif de ma maison, j'arbore avec fierté une écharpe trop petite pour moi.
G-Z-A-V-J-É

Mais le temps presse, et cette position est inconfortable. Je retire l'insigne, la remets à l'individu le plus proche, et pars sans saluer. Dans les couloirs, les commis et les coursiers semblent pour la première fois sereins, leur poil raide ne s'agitant que sous l'effet des courants d'air. Il y en a déjà qui rentrent au logis, traînant d'un air sérieux une serviette de cuir sans doute pleine d'actes d'investiture. Tout cela sera indexé et archivé, puis on l'oubliera.


Ce fut une très belle journée, peut-être la meilleure depuis le début.  Pour autant, ce récit me fit passer auprès d'Azine pour le dernier des inconscients.

"Tu auras eu la chance d'assister à une passation de pouvoir. C'est moins courant qu'il n'y paraît: la précédente doit avoir une quinzaine d'années si ma mémoire ne me fait pas défaut.
Tu auras eu aussi la chance et l'humilité de devoir partir, car on dit qu'ils font peu de cas des usurpateurs étrangers quand ils restent au-delà des limites de leur patience.

-Eux aussi subissent l'ablation des télétriches?

-On leur rase la tête, oui. Oh, le côté humiliant de la chose est bien sûr plus conséquent de leur point de vue. Mais ils disposent toujours de quelques instruments plus... conventionnels. Pour finir le travail."


Et les jours suivants, le délicieux souvenir de ce voyage dans le Sud m'est revenu accompagné des visions désagréables d'un peuple en colère s'armant contre les orgueilleux qui croient pouvoir s'introduire sans mal dans leurs affaires.



Pluriellement vôtre
Xavier-Isoleucine

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