samedi 5 avril 2014

La marche sur Métarhe

Aujourd'hui dans cette région du sud du Cotran-Iks que l'on appelle Klarkavas, j'ai décidé de faire de l'archéologie. Il y a de tout qui sommeille dans cette terre sèche, de toutes époques et de toutes civilisations, et la rumeur m'avait rapporté des faits fabuleux. Les ruines de Métarhe, l'antique cité détruite voici plus de 1300 ans, venaient d'être localisées non loin de la frontière du Prafon.

Déjà les amateurs parasites se pressaient autour des sommités barbues en partance pour l'intérieur des terres. Le départ étant annoncé pour dans quelques secondes, je disposais d'une petite heure pour convaincre Azine de m'accompagner sur le chantier de fouilles - en attendant le prochain train de sommités barbues et d'amateurs parasites.

Je l'ai trouvé comme toujours très affairé. Nous nous préparions à une très longue traversée vers l'orient, et les subalternes s'activaient en silence à remplir les cales. Et lui, il les surveillait, mains croisées dans le dos, d'un regard fixe et sérieux. J'ai discrètement commencé ma requête en y introduisant quelques éléments attrayants pour mieux le convaincre.

Veux-tu aller voir avec moi des choses incroyables? Ça nous éloigne de la mer, mais il m'est avis que ça en vaut la peine.

Il déplace son regard de quelques degrés, assez je pense pour m'apercevoir du coin de l'oeil. La première barrière est tombée.

Laisse Dukaro s'occuper des préparatifs. On le voit trop rarement à son poste.

Il répond, sereinement pour l'heure, que Dukaro est au poste où on attend qu'il soit, et que lui-même est au sien.

Tu ne peux pas voir l'Obus? Ils ont déterré l'Obus... C'est la plus grande découverte de notre temps!

Je crois être parvenu à éveiller une partie de sa curiosité, car il a levé le sourcil en signe d'ignorance. Un court récit suffira à l'amadouer.

L'Obus du roi Zant! Allons, n'en as-tu donc jamais entendu parler?
C'était vers l'an 410, dans l'ancien État de Plarie. Il y avait un propriétaire nommé Zant qui, un jour qu'il bêchait l'une de ses parcelles, buta sur un objet dur. En dégageant la terre autour, il révéla une surface métallique ogivée, d'aspect sombre et dépoli, de petits nodules spiralés disposés dessus.
En creusant plus profondément autour, il finit par mettre à jour un obus, gigantesque, de treize mètres de haut. Il venait de retrouver une rescapée des terribles armes employées il y a cinq siècles de cela par les Doks et les Crabouliques, et qui signèrent la déchéance des deux grands.

-Posez ça là, Klaus.

La panique s'empara des riverains. Le soir même, beaucoup d'entre eux étaient partis, de peur que l'engin fonctionne encore. Certains pour annoncer la nouvelle, d'autres pour se mettre à l'abri; encore que ce modèle, le plus performant qui fut conçu, eût pu rayer de la carte le continent dans sa totalité. Quelques jours plus tard, et contre toute attente, une foule compacte de mystiques et d'inquiets s'était rassemblée autour de la sinistre machine. Zant, parmi eux, demandait conseil. Aucun ne semblait pouvoir l'aider: car les savoirs quant à comment désamorcer l'engin de mort s'étaient depuis longtemps perdus, ou n'avaient même jamais existé.
Alors Zant prit la décision d'affronter la bête. Il se munit d'un fort poinçon et commença à entamer les tôles, écrasé sous une masse de regards anxieux. Après plusieurs heures de travail, il poussa vers l'intérieur un volet de métal laborieusement détaché, salua ses proches et se glissa dans l'interstice.

-Au fond à droite, à côté des caisses de café.

En fin de soirée, on vit à la lueur des torches une forme s'extirper de l'ouverture précédemment forée. C'était Zant. La foule l'acclama immédiatement, et il fut porté en triomphe jusqu'au village.
Qu'avait-il fait à l'intérieur? Sur l'instant seule comptait sa brillante victoire sur l'engin. Bien plus tard, on se prit à mettre en doute l'exploit, à prétendre que les charges étaient rouillées et infonctionnelles, et que Zant n'avait rien eu à faire sinon laisser la plèbe se convaincre de son héroïsme. Pour l'heure il était considéré en héraut, et allait devenir roi et dieu dans le même temps.
La reine de Plarie d'alors était vielle, lasse et sans descendance, et le métayer salvateur lui apparut comme un remplaçant respectable et populaire.

C'est ainsi que vint l'apothéose du roi Zant. Incarnation de la Paix et Divinité sur terre, adoré en Plarie et lourdement respecté ailleurs, il fit construire autour de l'Obus qui allait devenir son autel la grande cité de Métarhe, gloire des hommes. Puis il fit ouvrir au sommet de la carcasse du monstre vaincu une petite fenêtre, et fixa à l'apex un mât de bronze qui lui servait à tenir debout lors des harangues.


Tout le continent était alors sous la domination ténue des Pseudo-Doks, et les onze États d'alors ne se reconnaissaient guère qu'entre eux. La Plarie était celui qui allait obtenir le plus de reconnaissance à l'étranger.

-Combien de temps? Une vingtaine de jours si le courant est favorable.

Le roi Zant organisa son culte avec une dizaine de grands diacres. Lors des cérémonies, lui et deux diacres apparaissaient à la lucarne. Chacun d'eux saisissait alors un pan de son écharpe de soie bifide distinctive de manière à révéler le bas de son visage. Puis, il sortait en s'agrippant au mât et laissait échapper une courte harangue. Avant et après son sermon, les prêtres déclaraient longuement et minutieusement pensées, décrets et ordre du jour.


Le roi Zant en tenue de cérémonie; un diacre, indiquant la taille minimale requise pour être ordonné.

Le règne se poursuivit durant une quarantaine d'années, durant lesquelles Métarhe resplendit bien au-delà des côtes de l'Affimane. Zant se voyait comme le premier d'une lignée millénaire, et avait déjà désigné l'un de ses diacres pour lui succéder. La famille? Refoulée, et on la soupçonna par la suite d'être à l'origine d'une triste conclusion.

En l'an 454, certains des onze royaumes commencèrent à s'agiter en dépit des prodigieux conseils du roi Zant. Les tensions portaient sur la fusion dominative imposée par les Pseudo-Doks, qui lésait la plupart des monarques quand un petit nombre d'entre eux apparaissait avantagé. Les cinquante ans de terreur qui s'en suivirent commencèrent lorsque se forma l'axe dit 'des Neuf' (Aburg, Barnok, Hartraque, Stéphanie, Friville, Vird, Soyères, Iscolomide, Balamkadar), la réunion des cités sécessionnistes de l'est et du nord. En face le puissant Cotran-Iks, étant lui-même depuis toujours une fusion de nations et ne s'en portant pas plus mal, fut de ceux qui s'opposèrent. Et la Plarie demeurait précisément entre les deux, le roi Zant paraissant incapable de prendre position.

Les deux camps s'armèrent, et se rencontrèrent à Métarhe qui se trouvait à mi-distance. En arrivant en vue de ses arches monumentales, les deux généraux entrèrent dans la ville sans résistance, et vinrent trouver Zant pour lui demander une bonne fois de décider quelle était la bonne voie. On leur répondit par un pesant silence.
Après quelques minutes d'hésitation propres à semer un doute de mauvais aloi, le roi-dieu se décida à quitter ses appartements avec deux diacres, manifestement apeuré, et rejoignit l'Obus pour monter en chaire. Les deux armées l'entouraient, se faisant face silencieusement. Au moment où il entrait dans l'autel et tandis qu'il montait jusqu'à la lucarne, les deux camps ouvrirent les hostilités par un torrent d'injures.

Les récits divergent quant à la suite, mais arrivent à la même conclusion: il monta au mât, cachant tant bien que mal sa peur avec plus de prestance, et tenta d'en appeler au bon sens des deux parties - pas de regards sur le contentieux, seule compte la paix.
Mais ce n'était qu'une échappatoire, et il apparut bien vite que le problème n'était que remis. Ce sur quoi il eut des silences gênés, que comblèrent les masses des soldats impatients. Les insultes revenaient par vagues, et le roi impuissant était ballotté de gauche à droite en subissant l'échange.

Finalement, la bataille s'engagea, et les premières salves se croisèrent assez haut, vers treize mètres au-dessus du sol. Zant s'écroula, transpercé de toutes parts, et s'écrasa au sol alors que les deux troupes se chargeaient; non sans un petit regard de pitié ou de regrets sur ses robes tachées de sang, je suppose. Mais ils avaient autre chose à faire, une seconde de recueillement et ceux d'en face leur tranchaient la tête.

Oui, ils l'ont retrouvée, cette colonne de bronze depuis laquelle le Grand Roi conduisit ses quarante ans de règne, et la grande cité détruite par un conflit que personne ne voulait là. Peut-être même encore les temples où il méditait, et le pavé où il connut son ultime chute. Ils fouillent, ils ne sont plus très loin, ils vont retracer le plan des rues et découvrir mille trésors entre les murs blanc d'albâtre. Alors, tu viens?

-Non.








Probablement vôtre,  
Xavier Plorc

mardi 11 mars 2014

La traversée V

Pendant notre traversée vers l'Affimane nous passons le temps en lisant les coupons publicitaires distribués dans le port par les compagnies maritimes. La compagnie centrale Tribalt, succursale de la république de Fiacse-et-Cocarde dont la réputation n'est maintenant plus à faire, fournit une littérature abondante et vante en marge de ses services d'autres aspects louables de l'État-entreprise.


Nalode dans les montagnes de Fiacse peut se targuer d'être la ville la plus moderne au monde. L'entrefilet qui la présente est intitulé La Cité Électrique. Laïus modifié d'après les commentaires d'Azine.

Nalode fut bâtie non loin du bourg du même nom pour loger les ouvriers de ce qui allait devenir la plus vaste exploitation de charbon du pays, satisfaisant à elle seule la moitié de la consommation nationale. À mesure que l'on prenait conscience de l'importance du gisement, la croissance de la ville prit un tour rapide et écrasa bien vite le petit village de montagne qui l'avait précédé. En ce jour d'avril 1905, elle compte déjà 500 000 habitants: 4/5 de mineurs, plus les ingénieurs, l'administration locale, un contingent de maintenance, et un service de sécurité suffisant.

Le début du siècle a vu la construction, au sud de la ville, d'une imposante usine électrique tout à la fois novatrice et performante. Les rues furent alors pavées de graphite, et on étendit au-dessus un fin grillage sans laisser un espace de libre. Les deux, reliés au réseau, vinrent alors alimenter les trolley-bus particuliers, à perche unique, conçus pour l'occasion. Le courant devait entrer par la perche et regagner le sol via la trame métallique des roues.

La ligne aérienne universelle, qui permet une grande souplesse dans les mouvements des véhicules, a connu d'autres usages par la suite. Un seigneur-financier qui avait établi sa résidence secondaire à Nalode se dota ainsi d'un véhicule de fonction à pantographe grâce auquel il pouvait se rendre rapidement d'un point à un autre de la ville. Il a tenté plus tard d'imposer au C.A. (conseil d'administration) le projet d'un réseau national, ce qui lui valut un rappel à l'ordre, la rentabilité du train s'annonçant plus sûre.

Le plus remarquable reste toutefois les véhicules de sécurité, qui inondent les rues pour casser du mineur à chaque fois que leurs messes basses viennent à s'entendre dans les hautes sphères. Ils restent inféodés aux lignes aériennes, comme tous les véhicules admis dans la ville, mais le réseau est si dense que cela ne leur pose aucun problème.


Je terminerai par une anecdote qui me semble amusante, celle-ci coupée dans un vieux journal.
Un matin de novembre 1900, un responsable de magasin d'outils du nom de Mustapha Yersaik se réveilla avec la soudaine lubie de mettre fin à ses jours. Il monta au deuxième et ouvrit la large fenêtre de la cage d'escalier. Puis, pour être certain que la chute soit réussie, il se laissa tomber à la renverse. Il eut la désagréable surprise de voir sa chute arrêtée par un confortable treillis métallique, posé durant la nuit par le contingent de maintenance, laissant sur le grillage une zone bosselée. Entendant les réprobations d'un passant à ce sujet, il se retourna, confus, et le questionna. Surpris de n'être pas mort grillé vif sur la ligne aérienne déjà alimentée, le passant fit remarquer qu'il aurait dû, pour en ressentir les effets, toucher à la fois le sol et la grille. Alors, le boutiquier pratiqua à la pince une longue ouverture, saisit d'une main le pan de grillage libéré, et le laissa ployer sous son poids. Il posa alors son autre main sur la route.

Paix à son âme.




Toujours vôtre,
Xavier Plorc

lundi 3 mars 2014

L'honneur du Grand Leute

Ce matin-là, je me suis muni d'une petite notice qui traînait dans la cabine du capitaine et où nous étaient brièvement exposés quelques rudiments du langage écrit des Champignons. Un genre de braille en bâtonnets, embossé sur un papier fort, brodé, ou sculpté dans la roche comme signalisation -leur acuité visuelle est bien trop faible pour qu'ils s'embêtent à en faire un ornement pour leurs linteaux. J'ai ainsi pu laborieusement déchiffrer les motifs brodés sur l'écharpe du dignitaire que j'ai rencontré au palais.
I-Z-O-L-Ö-S-I-N


Il fait un temps idéal aujourd'hui et cela semble mettre un désordre affreux parmi les gens de la cour. Le Grand Leute Isoleucine, qui règne sur le pays, très heureux de recevoir un grand de ce monde, n'en montre pas moins des signes d'anxiété à sa manière toute particulière. Il crispe ses bras sur l'écharpe de soie qui porte ses armes, son poil vibre en cadence, et ses hyphes tentaculaires se pelotonnent autour de lui en se tordant d'angoisse. Les traîtres, dit-il, sont là et attendent.

C'est un lieu commun de leur politique. Dès lors qu'il fait un peu beau, qu'hygrométrie et pression atmosphérique sont idéales, ils se mettent à penser en groupe par le truchement de leurs télétriches et ceux qui ne répondent pas présent sont désignés sécessionnistes. Ce qu'ils sont, parfois. Dans les mêmes périodes, on a vu le souverain changer six ou sept fois de suite sans que l'ordre régnant en fût vraiment affecté; sans contestation, sans même une petite vague d'émotion, sinon pour le Leute un peu mieux individualisé que ses sujets. Le souverain tenait quand même un peu à sa place.

Leute et Leutes potentiels.
Le Champignon suspicieux a quelques noms en tête. On pense notamment au traître Keter, un grand du palais, aussi changeant et indistinct que ses pairs mais bien souvent seul dans sa pensée, ce qui est toujours condamnable pour les gens de leur espèce.

On m'a demandé de prendre parti, profitant de mes yeux "meilleurs pour voir la traîtrise", et de débusquer Keter afin de lui faire subir l'ablation des télétriches et des organes émetteurs. Il s'agit là du plus terrible des châtiments: l'excommunication, l'exclusion définitive des délibérations, souvent accompagnée d'un exil. J'ai dans la foulée assisté à un imbroglio certainement incompréhensible, transition apparemment classique chez ces gens, que je ne livrerai sans doute pas entier.


Pour commencer, le souverain qui me faisait face, et qu'en prévision de la suite j'appellerai Isoleucine-Isoleucine, me donna le signalement du traître tel qu'il lui avait été donné par un voyageur de mon espèce, entraîné comme moi dans cette sale affaire mais qui avait eu la pertinence de s'éclipser poliment. Keter, me révéla-t-on, possédait une surface sombre vers la base, un troisième bras résiduel peu commun chez les individus de son âge, et son poil était blond; fort de cette description, je commençai à parcourir les couloirs en tentant de voir réunis sur un même pied les trois caractères.
Comme prévu, tous les dignitaires étaient restés chez eux pour converser à distance, profitant des conditions favorables. Seuls certains transitaient par les couloirs, sur une allure quelque peu paniquée, aussi rapide que leur masse le permettait. La traque ne tarda pas à me lasser, et je me préparai à revenir mains vides auprès du Leute.

Je fus surpris de voir plusieurs de ses congénères s'affairant autour de lui, arrachant les tentures cousues d'or pour les remplacer soigneusement par celles d'une autre maison, d'un vert vif. Au milieu se tenait, immobile, un prestigieux Leute à l'écharpe brodée.
V-A-N-A-R


Vanar-Isoleucine semblait avoir bien d'autres choses à faire que de m'entendre annoncer un échec, aussi je retournai discrètement sur mes pas pour me remettre en chasse.
Dans le hall, les coursiers s'agitaient plus que jamais, transportant divers objets d'une pièce à l'autre. Je cherchai une fois de plus parmi eux un poil blond ou un troisième bras, encore une fois sans succès. Aussi, je flânai longtemps, la peur au ventre, hésitant à retourner au bureau. Puis je finis par y revenir en songeant que je n'étais tenu à rien et que je rendais service de mon plein gré.

Cette fois encore, d'autres serviteurs changeaient les rideaux et déplaçaient quelques meubles selon la préférence du maître des lieux.
J-O-K


Jok-Isoleucine m'aperçut et m'apostropha pour me rappeler à ma tâche: Keter courait toujours. Je regardai ma montre, assez ostensiblement pensai-je, mais il ne le vit pas. Tant pis.
Des groupes d'individus stationnaient devant les bureaux des dignitaires, car les antichambres commençaient à déborder de visiteurs. Grande foule donc, mais toujours pas trace de poil blond ou de troisième bras. La rencontre s'éternisait, et je songeais sérieusement à partir, car notre départ était annoncé pour la fin de l'après-midi. Aussi, ce fut pour prendre congé que je revins au bureau du Grand Leute.

Sans surprise, de nouveaux serviteurs accrochaient aux murs de nouvelles décorations. Au centre, leur commanditaire: un Champignon de belle taille, arborant un poil blond,un troisième bras, et une écharpe brodée.
K-E-T-E-R


"Je vous ai trouvé, Keter."

Et voilà, c'est fait. Ils l'emmènent à son triste sort. Dans la pièce, de nouveaux serviteurs et un nouveau Leute s'affairent à perpétuer le règne. Parmi les tentures frappées d'un saule, signe distinctif de ma maison, j'arbore avec fierté une écharpe trop petite pour moi.
G-Z-A-V-J-É

Mais le temps presse, et cette position est inconfortable. Je retire l'insigne, la remets à l'individu le plus proche, et pars sans saluer. Dans les couloirs, les commis et les coursiers semblent pour la première fois sereins, leur poil raide ne s'agitant que sous l'effet des courants d'air. Il y en a déjà qui rentrent au logis, traînant d'un air sérieux une serviette de cuir sans doute pleine d'actes d'investiture. Tout cela sera indexé et archivé, puis on l'oubliera.


Ce fut une très belle journée, peut-être la meilleure depuis le début.  Pour autant, ce récit me fit passer auprès d'Azine pour le dernier des inconscients.

"Tu auras eu la chance d'assister à une passation de pouvoir. C'est moins courant qu'il n'y paraît: la précédente doit avoir une quinzaine d'années si ma mémoire ne me fait pas défaut.
Tu auras eu aussi la chance et l'humilité de devoir partir, car on dit qu'ils font peu de cas des usurpateurs étrangers quand ils restent au-delà des limites de leur patience.

-Eux aussi subissent l'ablation des télétriches?

-On leur rase la tête, oui. Oh, le côté humiliant de la chose est bien sûr plus conséquent de leur point de vue. Mais ils disposent toujours de quelques instruments plus... conventionnels. Pour finir le travail."


Et les jours suivants, le délicieux souvenir de ce voyage dans le Sud m'est revenu accompagné des visions désagréables d'un peuple en colère s'armant contre les orgueilleux qui croient pouvoir s'introduire sans mal dans leurs affaires.



Pluriellement vôtre
Xavier-Isoleucine

samedi 14 décembre 2013

Paranthromyces

Les puissances méridionales comptent parmi elles une hernie morcelée peuplée des choses les plus étranges qu'on puisse trouver dans la faune dite supérieure. Pour aller plus avant en ce sens, il eût fallu qu'il naisse des fougères paranthropes, des amibes savantes, des germes ingénieurs. Il s'agit d'un jeu de Paranthromyces qu'on préfère appeler, vulgairement, les Champignons - la majuscule est de rigueur, sans quoi ils pourraient se vexer - et bien que tout ait été fait, par hasard ou à dessein, pour qu'ils trouvent en ce monde la place qui leur revient, il demeure qu'il est très difficile de communiquer avec eux. Mais j'y reviendrai.

La cité est d'une conception proche de la nôtre, mais subtilement différente. Les rues sont réduites ou absentes, ailleurs remplacées par des traboules et de vastes halls communs. On trouve également un grand nombre de cours ouvertes qui sont parfois aménagées en jardins. Le Grand Leute (ou Löt suivant les transcriptions) siège dans un palais qui n'est pas distinctement séparé de la ville qui l'entoure, à savoir Tsin-l'Ouverte ou Tsin-Mnom. C'est un peu à l'image de son occupant, une masse diffuse et dentelée dont on ignore où elle commence et où elle finit, où elle est maintenant et où elle fut la veille. Ses marches se confondent avec les bâtiments adjacents; le vent court également dans ses couloirs et dans ceux des voisins.

Les individus que j'ai croisés dans les halls m'ont paru relativement loin des descriptions que j'ai pu avoir dans la littérature, mais là je ne les avais jamais eus qu'en modèle éclaté. Figurez-vous un carpophore d'un mètre de haut et plus, d'où s'échappent de nombreux filaments fuligineux, et qui rampe à l'aide des plus robustes de ces bras, souples et coriaces. Il y en a un grand nombre qui prennent naissance sous la chose, et deux ou trois sous son chapeau - m'a-t-on dit, on en compte fondamentalement trois mais l'un d'entre eux régresse avec l'âge.


Voilà donc une occasion d'évoquer rapidement leur biologie et leur histoire, avant de rapporter quelques évènements qui me paraissent d'un intérêt respectable.

Les Paranthromyces auraient vu le jour comme les Crabouliques extrayaient l'ergath dans les montagnes de Vératie, la plus grande île de l'archipel. L'ergath désigne les matières fissiles diverses qu'on pouvait isoler du minerai afin de fabriquer des armes, et les mines en étaient si riches que les scories et les poussières étaient saturées de substances toxiques. Or donc, dans les vallées en contrebas, on cultivait des champignons géants et coriaces qui, longuement bouillis, constituaient un aliment complet et bon marché. Nul doute qu'ils en souffrirent beaucoup, car de par leur mode de vie, ils concentrent facilement les éléments du sol.
Alors les têtes pensantes du laboratoire de biologie se chargèrent de former des champignons modifiés propres à supporter cette contrainte.
Mais, par hasard ou à dessein encore, un léger dérapage donna lieu par écho à des développements considérables dans un sens qui n'était absolument pas prévu. En quelques années de recherche souterraine, on vit émerger des enclos d'étranges choses qui s'avérèrent être pensantes.

Première génération de Paranthromyces (Movagarici I).

Seconde génération de Paranthromyces (Movagarici II).

Paranthromyces actuels (Movagarici III). VII: P. volubilis; VIII: P. teletrichum; IX: P. sphaerophora; X: P. ergata; XI: P. paranthromyces.


Toutes ces espèces sont proches et interfécondes, et de fait, représentent les races d'une même espèce. Toutefois, la nomenclature ancienne domine et ils font ce qu'ils peuvent pour que cet état perdure: en effet ils refusent d'être considérés comme un tout, cela en dépit de leur remarquable intelligence collective, dûe aux télétriches, et qui sollicite régulièrement la totalité de la population.

Les télétriches sont des poils rigides, creux et relativement fragiles qui réceptionnent les ondes biologiques émises par un organe situé à leur base. Le Champignon en prend grand soin, car leur renouvellement est relativement lent (un poil cassé sera remplacé par un poil fonctionnel en une vingtaine de jours au minimum).

Les télétriches réceptionnent correctement dans une gamme de pressions, d'hygrométries et de températures assez restreinte: idéalement 15 à 25°C, par un temps pas trop clair pour éviter l'interférence avec le rayonnement solaire, et dans une atmosphère assez sèche. En conditions optimales, la matière du télétriche est parfaitement arrangée et les individus conversent à plusieurs kilomètres: par relais, la totalité d'un territoire peut être couverte aisément. 
Le reste du temps par contre, ce système présente peu d'intérêt et les choses usent d'une oralité assez particulière consistant en de subtiles vibrations d'une membrane coriace entourant le chapeau. Un Champignon médiocrement exercé peut ainsi imiter la voix humaine d'une manière assez convaincante, encore que sous une forme bourdonnante relativement pénible à entendre.


Parlons maintenant de la reproduction, qui n'a pas d'équivalent dans la faune supérieure (mais les Champignons font-ils seulement partie de la faune, là est la question!).

L'individu pressé emploiera la multiplication clonale, plus simplement appelée bourgeonnement. Le Champignon édifie un thalle annexe qui prend peu à peu forme et acquiert son indépendance vers six semaines, après quoi il lyse les filaments qui le lient à son clone, lequel se développe alors librement.



La reproduction sexuée est un peu plus complexe.
Deux types compatibles sexuellement (quatre types sexuels existent) se rencontrent et différencient des filaments sexuels, prenant naissance en général sous le chapeau. Ils rassemblent alors un tas de nourriture fermentée dans lequel ces filaments se rencontrent. Ceux-ci édifient ensemble une structure appelée prothallium qui acquiert rapidement son indépendance (dix jours de croissance environ). On parle improprement d'"accouplement"; il est vrai que l'idée d'un acte sexuel si prolongé suffit à émoustiller les esprits faibles ou tordus.
Trois à quatre mois durant, le prothallium, régulièrement nourri par les parents, va prendre une forme de coupe dans laquelle vont se développer un à six enfants (plusieurs milliers d'embryons sont formés à l'origine, mais la plupart avortent). Puis le prothallium finit par se décomposer en un humus nourricier que finissent d'absorber les jeunes thalles. Ils prennent alors leur indépendance, toujours choyés par leurs géniteurs toutefois.


Un peu long, non? Ma rencontre avec le Grand Leute vous sera rapportée prochainement.

Cordialement vôtre, 
Xavier Plorc

jeudi 28 novembre 2013

La traversée IV

Me voilà bien las soudainement. Nous sommes partis depuis quatre mois maintenant et le temps se fait long. J'ai grand désir de m'exiler loin dans le froid pour dormir un peu -en Kaulomachie, tiens.

Les journaux du monde, que nous avons pris avant de quitter Cotre, me font voir avant l'heure les pays lointains, et celui-ci, que j'ai récupéré au mess, parle de ce qui est au Nord et des étranges et absurdes manœuvres qui s'y sont tenues durant l'hiver. Tout ceci me concerne de près, ou de pas loin, assurément. Mais bon, je suis trop loin à présent, qu'on l'admette.



-L'exil en Kaulomachie-


       Les esprits faibles des nobles loyaux ont profité de la venue de l'hiver pour contester la légitimité de la république de Librame-et-Kaulomachie. Est mise en cause le sens même de l'indépendance: la Kaulomachie n'a pas de peuple et ses revendications apparaissent illégitimes.

En Novembre, les têtes pensantes du conseil gouvernemental de Librame avancèrent une parade aussi audacieuse que purement symbolique: y installer un peuple constitué d'un unique habitant.
"Faites donc", ricanèrent les nobles, et  le président Varaszek désigna son champion.

Il alla le chercher au fond des geôles. C'était un condamné, meurtrier d'une dizaine de femmes et de jeunes filles, promis sous peu à l'exécution. L'exil en Kaulomachie lui offrait une alternative intéressante. 

Aussi, on escorta le condamné à travers la lande jusqu'aux rives de la mer du Bupreste, qui fut traversée sur un bateau glané dans un petit port non loin. Puis on débarqua au pied du glacier, et on entreprit de bâtir un abri de fortune sur la grève. Enfin, on laissa l'homme avec une caisse de conserves et on s'en alla en priant que l'hiver se passe bien.

Quatre mois durant, Librame mûrit une angoisse terrible en songeant à toute l'absurdité de la démarche, et le déshonneur que produirait un échec. Le point extrême fut atteint quand les organisateurs de l'expédition se souvinrent qu'ils avaient oublié l'ouvre-boîtes.

Mais ces craintes étaient infondées, car le meurtrier revint en héros du grand nord. Sa résidence avait tenu bon et les haricots froids lui avaient très bien convenu. C'est à peine s'il avait vu des choses étranges en grimpant au sommet du mur de glace que nul jusqu'alors n'avait songé à gravir; à peine si ce séjour lui avait laissé des séquelles profondes et inexplicables. Tout ceci, du reste, n'avait plus guère d'importance: il fit amende honorable et fut pendu haut et court en récompense de ses crimes, sans considération pour son exploit de survie en terre hostile.

Librame va à l'avenir étayer ce système pour que la Kaulomachie accueille un résident permanent. La construction d'un manoir en dur est à l'étude.



D'autres articles du monde pourraient se voir publier ici prochainement.


Évidemment vôtre,
Xavier Plorc